En mars de l'année derniere je fus honorée du titre " L'Homme de Réconciliation 2001 ". Je n'étais pas la seule a recevoir cette distinction, pendant cette imposante cérémonie dans la " Salle D'Or " de l'Université de Casimir a Varsovie, le rabbin Michael Schudrich de New York y était également pour recevoir le meme titre de 1999 avec un an de retard. Il fut connu par son activité sociale parmi les juifs en Pologne afin de permettre a ceux derniers de retrouver le judaisme, ou apres des années de conspiration durant la derniere guerre et la période suivante, d'avouer leur origine et retourner vers la religion ancestrale. Moi, je n'avais pas a avouer ni a retrouver quoi que ce soi, marquée déja " normalement " par mes origines pendant les années de l'occupation allemande et de l'extermination. Depuis 1948 je vis dans un état juif, en Israël, ou les réalités politiques et économiques difficiles, les conflits incessants, les actes de terreur, la vengeance, la guerre, les impôts les plus élevés au monde, payés par chaque citoyen, sont mon quotidien habituel. Ce pays au climat chaud, constamment agité et aux problemes multiples, est le mien, ici sont nés et élevés mes enfants et mes petits enfants, leur éducation fut marquée par mon expérience de la Shoah, mes souvenirs et ceux de mon mari, par notre destin d'orphelins. Mon mari Henri, suivant les conseils de son pere qui participa a la guerre de 1939 et connut l'horreur de la captivité allemande, passa la riviere de Bug du côté russe. Il avait 15 ans. Pendant les premiers jours de l'occupation a Varsovie il fut arreté dans la rue et envoyé dans un camp de travail d'ou il s'évada avec un groupe de Polonais, arretés comme lui. Au bout de cinq ans passés en Sibérie, dans les mines de charbon, il revint a la fin de la guerre et retourna dans sa Varsovie natale ou il ne retrouva personne de sa famille, aucune trace de sa maison dans la vielle ville. Le titre de " L'Homme de la Réconciliation " m'a été attribué par Le Conseil Polonais Chrétien et Juif, pourtant je ne suis pas une militante ni politique, ni religieuse, je ne représente aucun parti, aucune institution. Ceci inspira ma réflexion sur le sens de mon existence et le contenu du mot réconciliation en vu de mon passé de la Shoah. Ma vie n'était pas et n'est pas une réconciliation avec l'injustice et le crime commis envers ma personne, envers mes proches, mon peuple ni envers tout etre humain dans le monde jusqu'a ce jour. Depuis mon enfance je fus obligée de me battre au-dessus de mes forces pour avoir le droit de vivre, pour survivre dans les conditions minimales d'existence - pour pouvoir etre considérée comme un etre humain, égal aux autres, ce qui me fut interdit a cause de mes origines. Je me bats jusqu'aujourd'hui, comme je peux, pour le respect de l'homme et de la justice avec une sensibilité particuliere apres mon séjour a Majdanek et Auschwitz ou se passa mon enfance de " juif interdit ". Jamais je ne luttais pour ma vie au détriment de la vie des autres, en gardant en mémoire ma dignité humaine, meme aux temps du plus grand mépris pour l'homme, de la persécution, de la peur, des dangers mortels perpétuels. Je me mets a la place des opprimés, privés de liberté, de leur droit, privées des conditions d'existence humaine car je connus les memes souffrances. J'essai de comprendre les réactions humaines, ses causes et motifs dans des situations différentes, sous des aspects multiples. Souvent je ne suis pas d'accord, je ne peux pas me taire face au mal, passer indifférente a côté de l'injustice. Mes réactions ne sont pas basées sur une idéologie ou une tradition, mes jugements se font selon la situation présente. Souvent mes réactions, conscientes et impulsives, provoquent les conflits parmi les hommes. En général je me retrouve dans la minorité. Je me sens Polonaise parmi ceux qui n'aiment pas les Polonais, juive parmi des antisémites. Dans les discussions au sujet des droits des palestiniens a leur terre et leur liberté on m'avait dit que je devais avoir en moi du sang arabe… Quand en 1967, pour la premiere fois, je décris dans mon livre " L'espoir meurt le dernier " les bassesses des policiers et d'autres collaborateurs juifs dans le ghetto de Varsovie, qui aidaient les Allemands a dénicher leurs freres juifs cachés pour les envoyer a la mort, Yad Washem m'envoya une lettre dans laquelle j'apprenais avoir payé un prix élevé a un rédacteur polonais a Varsovie pour pouvoir publier mes souvenirs. Et ce par ce que je décris des mauvais juifs et des bons Polonais mais rien sur la police bleue polonaise… Je pourrais toujours continuer d'écrire mes sentiments, ajouta-t-on, mais, si d'apres mon livre, je ne manquais pas d'intelligence, on me conseilla décrire plutôt sur les pensées et les sentiments des autres… Cela dura 17 ans, jusqu'a l'édition de mon livre en Israël et de sa promotion dans les écoles. Aujourd'hui les guides suivent l'enseignement pour accompagner les groupes des jeunes Israéliens en Pologne, s'instruisent sur mon livre et lisent ses extraits afin de provoquer une émotion chez les jeunes les plus endurcis par " les descriptions vives, sinceres ", comme ils le disent ou écrivent dans leurs lettres… Je supporte mieux les conséquences désagréables provoquées par l'expression de ce que je dis et je le crois, meme au prix de poursuivre mon chemin en solitaire, que renier mes paroles en acceptant tel ou tel intéret ou conjoncture de la majorité. Mais je ne suis pas rancuniere, je ne repousse pas une main tendue pour faire la paix, souvent apres avoir réfléchi je la tends moi-meme pour retrouver l'amitié ébranlée, la joie de l'entente, le pardon. Telle est ma conduite aussi bien dans les affaires personnelles que dans celles, plus compliquées, qui concernent le passé et le présent de mon peuple et de moi-meme. Je ne ressens pas de haine envers personne, je ne la ressentis jamais, seulement de la douleur, du regret, de la colere qui se calment aupres des gens de bonne volonté et compréhensifs, rencontrés sur mon chemin, qui m'offrent leur compassion et leur amitié. Je n'ai jamais perdu confiance dans l'homme, ni la foi dans le bien, meme dans l'enfer du ghetto et des camps de la mort. Toujours je trouvais quelqu'un vers qui je pouvais me rapprocher, partageant un bout de pain ou une gorgée de soupe, échangeant des sentiments. Je parle des mes souvenirs et mon expérience difficile, je raconte mon passé de la Shoah en écrivant en prose ou en vers et je touche plein de monde, des gens inconnus qui ouvrent leurs cours devant moi, me transmettent leurs meilleurs sentiments et pensées. Je ne le fais pas dans un but précis en pensant a une mission de réconciliation avec les gens. Je suis une personne ordinaire, une mere et grand-mere de trois petits enfants. Mais cette transmission des évenements, dont je fus victime directe et témoin oculaire, était pour moi nécessaire depuis longtemps, des que notre communauté fut séparée et isolée par un mur des non-juifs, enfermée dans la misere totale du ghetto de Varsovie - j'avais a l'époque 11 ans. Et apres a Auschwitz-Birkenau quand pendant deux ans je respirais la fumée et l'odeur suffocante provenant des corps des gens massivement brulés, en grande partie des juifs, transportés de toute la Pologne et d'autres pays d'Europe pour l'extermination. Je fus une prisonniere illégale ayant 13 ans, pendant que les enfants, vieillards et malades devaient aller directement au gaz et aux crématoires. Je disais avoir 17 ans, la sagesse qui me fut inculquée par ma mere avant qu'on nous ait séparé et avant qu'elle soit brulée a Majdanek. Avant ce fut mon pere, déporté pour l'extermination a Treblinka. Moi, je suis sortie indemne de la chambre a gaz car il manqua soudainement de gaz… La transmission de ces souvenirs est et fut ma dette envers tous ces gens exterminés. Elle est l'expression de mon attachement envers eux car nous partagions ensemble cette réalité d'enfer, cette lutte pour la survie. Déja dans le ghetto et a Auschwitz je commençais a écrire, pour échapper un instant a cet enfer, pour me sentir un etre humain et pouvoir croire que le terrible et inconcevable du présent dans lequel je me trouvais était anormal, temporaire et que la vie n'était pas ainsi et les gens non plus ! J'écrivais (a Auschwitz sur des bouts de papier provenant des sacs de ciment) pour ne pas arreter de croire et ne pas perdre l'espoir que tout cela se terminera un jour et que le monde redeviendra normal, que quelqu'un le lira et jugera humainement et nous redeviendrons des etres humains de nouveau. Les images de ma souffrance et de la souffrance de mes proches et des milliers des gens ne me quittaient pas, j'étais entassée avec eux dans des maisons, sur les rues du ghetto de Varsovie, dans les baraques boueuses, sur les niches étroites, côtoyant des maladies, des sélections, constamment apeurée et affamée derriere des barbelés électrifiés des camps de la mort. La dimension de leur souffrance fut surhumaine, cette conscience ne me laissait pas en paix et cela dure jusqu'aujourd'hui. Apres la libération j'avais besoin de me confier aux gens, leur dire ma douleur. Parler aux juifs, aux Polonais, aux Allemands, a tout le monde, leur raconter toute la vérité, toute nue et toujours la meme pour tous, aussi bien pour les juifs que pour les non-juifs. Cela ne plait pas a tout le monde car nombreux sont ceux qui culpabilisent la personne révélant des comportements honteux de ses compatriotes… Pour moi c'est la vérité qui compte, le plus important est de rester fidele aux faits en départageant le bien et le mal, meme si les personnes qui envoyaient leurs freres a la mort sont mortes également. Une bassesse ne peut pas etre sanctifiée par la mort, une vérité ne peut pas etre brouillée au nom d'un faux patriotisme. Le ghetto et Auschwitz m'ont appris cela. La-bas personne ne faisait semblant pour masquer le mal. Je n'ai pas honte de la vérité ni de mes origines mais je n'en suis pas fiere non plus. Je suis un etre humain comme les autres, née juive comme d'autres sont nés polonais, allemands, arabes… Ce n'est pas ma nationalité mais mon comportement et mes valeurs personnelles qui peuvent décider si je peux en etre fiere ou en avoir honte. Personne est parfait mais tout le monde ne devient pas salaud dans certaines conditions. C'est la-bas que j'appris a faire cette différence et découvrir des vrais sentiments humains. Depuis longtemps une intuition ou un hasard me poussait a faire appel aux sentiments humains, ce fut le cas apres la libération quand je commençais a m'adresser aux gens oralement ou par écrit pour qu'ils me comprennent, pour qu'ils veuillent m'écouter ce qui ne fut pas facile car nombreux considéraient que se faire tuer sans combat était honteux ou que le silence seul pouvait exprimer le mieux notre tragédie et terreur. Pour m'exprimer je pris des mots simples, ordinaires, libres d'accusations et de préjugés. Apres tout l'humanité condamna et punit le mal vaincu. Moi, je survécus grâce aux enchaînements des miracles accomplis par mes proches et par les gens étrangers, inconnus. C'est pour cette raison que je voudrais le dire a ceux qui ont eu la chance de ne pas y etre ou naître apres la défaite du plus grand mal de l'histoire. Je le transmets depuis des années au cours de mes conférences avec les jeunes et les adultes en Israël et dans d'autres pays, dans des langues différentes apprises dans l'enfermement des camps de la mort, parmi les gens venus de pays différents… J'essaie de rapprocher des personnes qui étaient la bas avec moi, présenter leurs visages, leur comportement, leur réaction et espoir. Mon désir est d'éveiller leur intéret pour l'histoire de l'individu dans ces temps terribles pour qu'ils puissent la ressentir et comprendre ce qu'est la guerre, la haine envers autrui, un étranger, ce qu'est le racisme, l'antisémitisme. Je ne m'exprime jamais dans ces termes, je n'enseigne pas et ne moralise pas mais mon récit raconté dans le vif résume les conséquences de ces idées dont je fus victime pendant des années ou je perdis mes proches. Malgré la dureté et la tristesse de mon récit un rapprochement se crée entre moi et mes interlocuteurs, basé sur un sentiment commun, sur une idée commune stimulant la foi et le désir du bien, permettant de croire dans des valeurs humaines et provoquant l'envie de devenir meilleur, de retrouver l'espoir aujourd'hui dans ce monde ou il y a encore tant de mal. Ce sont mes jeunes lecteurs qui me le disent dans leurs lettres en déduisant : " si on pouvait encore croire et avoir l'espoir pendant cette période, si l'amour, le sacrifice, l'amitié existaient la-bas et si on pouvait rester fort, sain d'esprit apres tout ce vécu, cela prouverait que tout est possible et que le mal ne vaincra pas, meme s'il est omniprésent dans le monde ". Dernierement la terreur suicidaire attaqua l'humanité, pour ces kamikazes la vie n'a pas de valeur, ils veulent tuer le plus de gens possible, prendre de l'argent, se couvrir de la gloire d'une mort héroique, atteindre le paradis - notre mort la-bas n'était pas glorieuse, ne nous donnait pas le titre de martyre !… C'est notre vie qui était sacrée et difficile a préserver, c'est elle qui avait la valeur supreme. Des gens la sacrifiaient pour sauver leurs proches, parfois meme se sacrifiaient pour un inconnu ! Actuellement la terreur fait rage surtout chez nous dans le Proche Orient. L'horreur de la terreur et de la vengeance, vengeant la mort et provoquant d'autres vengeances, dominent comme dans un cercle vicieux. Les gens innocents et sans défense, les enfants en souffrent et meurent. Le 11 septembre je me trouvais a Lublin, chez des amis, quand les terroristes suicidaires de Ben Laden attaquerent les grattes-ciel de New York. Nous regardions a la télévision les images terrifiantes de la destruction et de la mort de milliers de gens et apercevions l'impuissance des dirigeants les plus puissants du monde. Nous écoutions un flot de paroles annonçant des nouvelles terrifiantes, exprimant les méconnaissances, la surprise, la réflexion, l'effroi, les commentaires sur le passé, sur le présent, transformés d'un seul coup par l'immensité de cette attaque de haine, d'aveuglement idéologique, religieuse! Nous écoutions les débats désespérés et déprimants au sujet des influences éventuelles de terreur sur l'avenir proche et lointain du monde entier. Pourtant je n'étais pas surprise, ni prise par la panique générale, non parce que je suis moins sensible, mais a cause de ma vie quotidienne dans laquelle la terreur est un lot habituel du présent en Israël depuis des années et surtout ces derniers mois, pendant lesquels les négociations de paix avec des Palestiniens s'écroulerent. Cet espoir de paix capota par la faute de nos politiciens et par les leurs, a cause de leurs fanatiques et les nôtres, suite aux idées et exigences extremes des deux côtés, par des erreurs des politiciens et leurs chefs. Ne parlons plus de mon expérience de la Shoah par laquelle aucun mal ne m'étonne plus. Je ne pese plus et ne mesure plus les souffrances d'hier et d'aujourd'hui. Je voudrais que personne ne souffre, mais je me sens impuissante dans les disputes, querelles, protestations. Pourtant je trouve toujours des âmes sours dans lesquelles je puise du réconfort, et peut-etre j'arrive a leur donner également un peu de courage en relatant des faits authentiques ayant les dimensions humaines et inhumaines au plus grand degré. Parfois on me pose la question (surtout en Allemagne) est-ce que je hais les Allemands et est-ce possible de ne pas les hair apres tant de terribles souffrances? J'explique que la-bas nous n'avions plus de force ni d'énergie pour allumer le sentiment d'amertume et de haine. Pourquoi ? Envers qui ? La mort fut omniprésente. Si l'etre humain restait encore en vie, il avait peur d'elle et voulait a tout prix sauver sa vie. Il vivait en attendant le miracle, le sauvetage pour continuer encore un peu, jusqu'au bout, en espérant la fin des souffrances, de la haine, du sadisme, du crime, d'extermination, de transformation des cheveux en matelas et de la peau en abat-jour et de la graisse en savon. Ce fut le lot quotidien, jour par jour dans cette déchéance et dans l'incertitude constante! J'explique que pendant cette période il y avait surtout la nécessité de mobiliser toute nos forces pour la survie, pour continuer a vivre, pour une gorgée d'eau, pour un peu de place afin de rester debout, de s'asseoir un bref moment, pour éviter l'instant ultime au bout duquel il ne restait plus que la peau et les os en loque pourrie, couverte d'excréments et de boue. Quelqu'un qui respirait encore et continuait a souffrir arrivait a enlever et voler ces haillons. Tout le restant était englouti par une flamme du crématorium d'Auschwitz qui éclairait les ténebres de tous les secrets, toutes les attentes et illusions perdues au sujet de la survie, de la conscience, de la morale - de l'ordre humain dans le monde… Nombreux ne parvinrent pas a l'atteindre ! Et actuellement beaucoup sont ceux qui l'attendent, qui luttent en son nom, qui meurent pour lui! Aujourd'hui il est difficile d'expliquer, de revenir en arriere - de répondre aux questions naives et parfois absurdes par rapport a la réalité de la-bas. Mais le plus difficile pour moi est de me taire, j'en suis sure, car ni le ciel, ni la terre ne transmettront rien, meme dans le silence le plus sacré, ne révéleront rien et n'expliqueront rien! L'oubli et l'ignorance sont comme une mort renouvelée des exterminés et le danger pour les vivants que le crime puisse etre perpétré. Sans mémoire l'amitié ne peut exister et aucune réconciliation sera possible! Sans le passé il n'y a pas de futur, non plus. Et tout cela est mon présent qui change constamment et qui est important pour moi. Une lueur de bonté et d'amour donnerent toujours la force et l'envie de rester humain, meme dans les pires conditions et dans les temps difficiles. Le poison de la haine est une autodestruction et destruction d'autrui, il est pire que la mort, tuant l'âme avant le corps. Dans la joie de la libération il n'y avait pas de place en moi a ce genre de ressentiment. La reconstruction de ma nouvelle existence m'imposa des difficiles problemes a résoudre: retrouver ma nouvelle place dans la vie, dans la société, apprendre une nouvelle langue, trouver un habitat, un travail. Je n'avais plus le temps ni la force de ruminer, de faire les comptes, de hair a cause du passé, de me venger. Dans le présent difficile je ne fouillais pas dans ma mémoire, j'avais trop de problemes avec la réalité du moment. Le passé est derriere nous, nos bourreaux ont été vaincus, les enfants et petits enfants des assassins ne sont pas coupables mais ils devraient savoir le mal que leurs grands parents et leurs parents firent aux autres. Aujourd'hui et dans le futur ils devraient etre attentifs et responsables envers l'histoire de leur nation, l'histoire du racisme, de l'antisémitisme, des ghettos, des chambres a gaz et fours crématoires. Mes enfants ne sont pas coupables, non plus, que nous sommes orphelins, que nous n'avons pas de famille et meme pas des photos d'elle pour leur montrer comment était leur grand pere, leur grand mere, leur oncle qu'ils n'ont jamais connus…Mais ils doivent savoir également, se souvenir, etre vigilants et responsables! Je vais souvent en Allemagne pour rencontrer les jeunes et des adultes dans des écoles, dans des clubs, dans des églises, je leur ouvre mon cour et raconte mes souffrances vécues et vues. Pourtant je suis obligée de départager mon passé du présent pour les relier avec la mémoire, qui construit des ponts de la compréhension et du bien, dans l'espoir et dans la conviction que cela permettra de barrer l'acces au chemin de la haine, de l'aveuglement, des malheurs et des destructions. Les jeunes m'écoutent avec le regard fixé sur moi comme s'ils voyaient les images de la-bas dans mes yeux, ils sont tres attentionnés. Les adultes baissent lourdement leurs tetes évitant mon regard… Les professeurs d'histoire me font des reproches prétextant qu'ils ne sauront répondre aux questions des éleves apres mon départ car ils n'ont jamais entendu une histoire comme la mienne, provenant directement de la vie et non des livres rédigés de façon opportune ou des statistiques! Et je ressens une sorte de culpabilité car mon histoire les met dans l'embarras. Dans la vie j'ai appris a me réjouir de tout moment favorable, l'apprécier, etre contente d'une bonne parole, d'une expression de gentillesse et de l'acceptation de ma différence. Un seul bon moment permet de surmonter le siecle du mal et croire encore… Et tous ces moments merveilleux je les vis pendant mes rencontres avec mes interlocuteurs et lecteurs partout ou je suis malgré une recrudescence de violence, des conflits et des guerres autour de moi, en Israël et dans d'autres endroits du monde. Mais partout se trouvent des gens bons et honnetes, respectant autrui sans égard de ses origines, de ses idées, de l'appartenance a la religion, ce sont les gens de bonne volonté grâce auxquels la vie peut durer et un jour devenir meilleure. Le chagrin des etres perdus ne passe pas et l'aspiration des hommes d'arriver a un but précis, a la création, a la guérison, a l'amélioration, a l'avertissement des autres générations, non plus. Car le mal veille, la haine et ses conséquences désastreuses ne disparaissent pas de notre réalité, ses formes changent seulement, elle attaque dans les différents coins du monde avec des méthodes plus raffinées, plus criminelles. On ne retient pas de leçon des guerres passées, ni des destructions et elles ne forment pas des obstacles contre des nouvelles agressions, contre la terreur et l'extermination. Le mal ne donne pas naissance au bien et le crime commis une fois est plus facile a commettre la deuxieme… Du reste, tout le mal provient des sources différentes, des intérets divers de l'individu ou d'un état, des injustices accumulées depuis des années, des souffrances. Je voyage a travers des villes et pays différents, rencontrant les gens, faisant la connaissance avec eux. Nombreux reprennent le contact avec moi et nouent des liens d'amitiés, nous sommes liés par le récit du passé de la Shoah, par l'envie d'approfondir les connaissances de ces évenements et de sortir des conclusions communes. Les gens, au début inconnus, m'invitent chez eux, prennent soin de moi comme une famille, des personnes proches: jeunes catholiques polonais, jeunes protestants allemands, jeunesse juive orthodoxe, jeunesse laique, enseignants, guides des groupes visitant des lieux de la mémoire en Pologne, pretres, religieuses. Ils m'écoutent, lisent des extraits de mes livres sur le parcours des lieux de la mémoire. Ils m'offrent leur amitié, leur compréhension, leurs larmes d'émotion. Peut-etre tout cela fait partie de cette réconciliation imprévue. Pour cette raison je crois toujours qu'on puisse régler beaucoup de problemes, expliquer, réparer - seuls les personnes exterminées la-bas ne peuvent pas etre ressuscitées. On ne leur rendra pas la vie et on ne pourra pas pardonner a leurs assassins car les morts ne peuvent rien faire, la mort est irréversible. Je réfléchissais maintes fois comment moururent mes parents et mon frere dans les chambres a gaz, quels étaient leurs derniers moments de la vie et s'ils avaient été admis au paradis a cause de leur souffrance dans l'enfer terrestre, est-ce qu'ils auraient acceptés d'etre la-bas avec leur bourreaux qui les asphyxierent dans les chambres a gaz, brulerent dans les crématoriums et disperserent leurs cendres dans des endroits différents ? Eux, ils n'ont meme pas de tombes ou l'on pourrait déposer des fleurs, pleurer. Pendant la cérémonie d'attribution du titre " L'Homme de Réconciliation de l'Année 2001 " il y avait beaucoup de monde, membres du Conseil Chrétien et Juif, invités, représentants de différentes institutions, religions, presse, jeunes et personnes âgées. Le sujet qui planait au dessus des autres fut le crime a Jedwabne, il engendra une discussion amere et acharnée. Les questions des journalistes étaient presque exclusivement posées autour de ce sujet et du probleme palestinien sorti de son contexte des guerres et des conflits durant des années. Cette prédilection fut représentée par une journaliste couvrant sa tete d'un foulard a la façon d'Arafat, descendant presque sur ses yeux. Elle était effrontée et se plaçait partout pour avoir les interviews et etre photographiée. Rappelait-elle ou de nouveau stigmatisait-elle mes origines juives dans cette ville de ma naissance, de mon enfance et de tant d'expériences horribles a cause de ma " faute " d'etre juive? Maintenant devrais-je m'expliquer des injustices concernant les Palestiniens, de l'Intifada et peut-etre de la révélation des crimes a Jedwabne et dans d'autres endroits environnants? Comme si la responsabilité de tout cela m'incombait, était-ce ma faute si je me trouvais la parce que je revenais de l'enfer et désirais vivre en paix dans ma deuxieme patrie, dans l'état d'Israël et partout dans le monde ? Mais tout le monde ne s'est pas réconcilié avec ce fait, ni avec moi. Il y a encore beaucoup a faire, a raconter et a expliquer, également au sujet de Jedwabne. En répondant aux questions des journalistes de la presse et de la télévision de Varsovie, concernant le crime de Jedwabne, j'exprimai ma foi dans le juste jugement des Polonais sur cette affaire, dans leur explication exhaustive pour ouvrir une nouvelle carte de l'histoire. Pendant mes courts séjours en Pologne mon rôle est, je crois, de ne pas moraliser ou donner des leçons, ne pas accuser ni comptabiliser toutes les souffrances et injustices. En général pendant les rencontres mes interlocuteurs écoutant mon récit ne me posent pas la question: que pensez-vous de Jedwabne? La conclusion est claire pour presque tout le monde au moment ou ils comprennent l'immensité de la tragédie: d'etre séparé d'une partie de la société par la haine, de souffrir la perte des chers proches, d'etre persécuté d'une façon bestiale, constamment avoir peur pour sa vie, etre privé d'une mort humaine, d'une tombe, d'un monument funéraire! Je répondais qu'il faudrait départager le mal du bien, d'en avoir conscience, de savoir en parler. Moi également j'écris et je parle des traîtres de mon peuple dans des ghettos et camps d'extermination, de mon pere que j'ai vu la derniere fois a Umschlagplatz, a Varsovie sous les matraques des policiers juifs. Apres ce récit personne me demande ce qu'il faut penser du crime de Jedwabne, personne ne tente de l'expliquer ou de le justifier par des crimes commis ailleurs, par d'autres peuples ou opposer ses propres souffrances, encore pires. Je n'affirme pas avoir le monopole de souffrance, mon peuple ne l'a pas, non plus. Mes interlocuteur, glacés, choqués par l'effroi et l'immensité de mes épreuves, voient eux-memes les différences, se taisent émus - et seulement apres me serrent la main, me serrent dans leurs bras, manifestent leur respect, l'admiration - comme s'ils voulaient me défendre contre tout cela. Je ne sais pas qui sont ces gens, quelles idées politiques ou autres ils représentent, je ne les connais pas, souvent j'oublie leurs visages, leurs prénoms - mais je sens que nous sommes tous tres humains, proches! Et que la vie a de la valeur! Mon amie, qui travaille au Musée d'Auschwitz, guidant un jour les jeunes de Jedwabne leur raconta mon histoire. Je citerai quelques phrases de ce qu'elle m'a transmis de son récit: " …je leur ai donné deux volumes de ta poésie apres avoir lu " Fruma " (le poeme consacré a mon amie du camp, une fille de 16 ans de Sosnowiec, qui fut sélectionnée au gaz dans le baraque de typhus a Birkenau)… J'ai parlé de " ta " baraque 27 pres de ta koya, ils étaient assis par terre, écoutaient et pleuraient, comme tes jeunes Israéliens. Je leur ai lu plusieurs extraits de " L'espoir ". Les liens d'amitiés se sont créés entre nous. Ils ont honte d'avouer qu'ils viennent de Jedwabne, ils en souffrent. Halina, seuls les jeunes sont notre espoir ! " Je suis persuadée que nous, les adultes, pouvons beaucoup ! Mais partout et toujours les crimes sont perpétrés meme envers les proches. Nous ne pouvons pas les nier, culpabiliser ceux qui les révelent et demandent une justice. Il ne faut pas maquiller la vérité, ce serait trop dangereux pour tous. Vers la fin de ma vie j'ai été honorée du titre " L'Homme de la Réconciliation " a Varsovie, dans la Pologne actuelle. Cela signifie que tous les espoirs ne sont pas vains. Le rabbin Schudrich reçut son titre avec un humour qu'il communiqua aux autres, la salle riait de bon cour. Moi, paraît-il, je n'ai pas pu me détacher des camps et un pretre catholique allemand, lauréat de l'année derniere, m'a fait une remontrance de ne rien dire de la Pologne actuelle… Mais malgré tout j'ai pu provoquer une émotion humaine et les larmes. Les jeunes étaient intéressés par mon récit et me demanderent de venir les voir dans les écoles. J'ai été distinguée par ce titre honorifique cette année, rappelant mes proches qui m'aidaient a survivre. Ils étaient absents de tous les moments importants de ma vie: mon mariage, la naissance de mon enfant, la sortie de mon livre, et cette fois-ci encore. Un journal en parlant brievement de mon récit le définit comme pathétique, le critique, c'est normal car il n'y a pas de bien sans le mal, de lumiere sans la clarté, de vie sans la mort. Mais la lumiere et le bien sont plus puissants - meme s'ils sont moins fréquents ! Catherine Givanetti |
||||||||||||||||
|